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La neige , le livre du vivant


Il faut voir dans La neige autre chose qu'une occasion de glisser le long des pentes ou de participer à des jeux d'enfants dans l'industrie du loisir. La neige n'est pas seulement le temps des fêtes de noël, des sapins, des lumières, des cadeaux et de la consommation effrénée. Ce n'est pas non plus seulement une contrainte de mouvement, un marronnier pour entretenir chaque année un espace médiatique en peine de remplissage. Et même si indiscutablement c'est une merveille esthétique, l'agrégat méticuleux et sophistiqué de cristaux de glace naturel, la neige c'est aussi et surtout un moyen de redevenir terrestre et cette occasion unique, pour l'espèce humaine, de renouer avec le vivant. Elle a cette double faculté paradoxale. D'une part, recouvrir intégralement le monde d'une fourrure blanche, dissimulant par la même, toute expression de la vie végétale, arrondissant les formes et uniformisant les paysages. et d'autre part, elle révèle, comme rarement, l'expression de la vie animale qui rédige quotidiennement son histoire sur les pages blanches qu'elle dispose et renouvelle à souhait. En parcourant les sols enneigés et sauvages, on s'émerveille de voir les traces de ces existences qui impriment leurs histoires. Des figures, des symboles, des lettres d'un alphabet manuscrits toujours ordonnés et jamais anarchiques qui décrivent le foisonnement d'une vie habituellement imperceptible pour nous les humains. Dans la qualité du signe, sa profondeur, sa taille, sa forme, sa répétition, on entrevoit l'écrivain, sa fougue, ses difficultés, ses hésitations, ses rencontres et assurément ses intentions. L'intention des êtres qui peuplent les espaces sauvages surgit et percute notre regard et nous invite ainsi à la lecture, à l'apprentissage, au réveil de notre nature profonde. Cette expérience de lecture nourrit notre imaginaire, nous entraîne dans une démarche de paléographe et de graphologue car chaque empreinte est complexe et nécessite d'être déchiffrée. Le renard économe d'énergie, aux mouvements équilibrés et consciencieux, pose ses pelotes arrières naturellement dans le sillage de ses pelotes avant ce qui délivre cette écriture étrange d'un animal doublement amputé ou d'une démarche à double cloche-patte. Il se trahit, de temps en temps, malgré la précision de sa démarche, par de légers décalages, des écarts de conduite inspirants. Le lièvre sauteur dessine des trajectoires faites de signes triangulaires, le sceau caractéristique de ses déplacements comme s' il était pourvu de deux pattes avant bien parallèles et deux pattes arrières se succédant en série. Une signature unique dont les variations subtiles restituent l'amplitude de l'effort. Les oiseaux multiplient leur écriture sophistiquée dans laquelle se mêle au trépignement de leurs doigts, l'envergure de leurs ailes, dévoilant ainsi des idéogrammes complexes dont la lecture est éminemment poétique. Les grands mammifères, cerfs, chevreuils, sangliers, chamois, bouquetins marquent la neige de leurs ongles avec plus ou moins de profondeur et d'épaisseur dont la forme détermine la vitesse et l'assurance de leur déplacement, dans des pentes abruptes qu'ils sont seuls à oser emprunter. Toutes ces empreintes se rencontrent, se croisent, se questionnent, se répondent dans un vaste roman enchérit quotidiennement jusqu'à la prochaine page blanche, jusqu'à la prochaine chute de neige, jusqu'à l'effacement de cette ardoise magique. Selon l'état du manuscrit, gelé ou non, fondu ou non, recouvert partiellement ou non de poussière d'épines et de brindilles, il est possible de dater les déplacements et de décortiquer les différents chapitres de l'œuvre. Il n'y a pas que les traces de pas qui nous parlent, il y aussi les laissées, ces ponctuations naturelles, ces traces d'excréments trahissant soit le marquage d'un territoire, soit une pause de soulagement. Il y a les poils, les plumes, ces ratures posées à même la neige qui nous indiquent les potentiels conflits où les moments de toilette. Il y a aussi des illustrations dans la marque des corps couchés, assis, posés à contempler l'horizon, à observer ou épier ses congénères ou sa proie. Enfin, plus rarement, au grès d'une malencontreuse ou intentionnelle rencontre, une lithographie, une scène de crime offset se dessine, une scène de prédation tachée de sang et de restes d'ossements. Lorsque l'on prend le temps de décrypter cette écriture ancienne et que l'on cherche à imaginer l'animal qui l'a délivré, que l'on essaye de comprendre le sens de ses pas, que l'on extrapole le déroulement de la scène, on redevient soi-même animal. On fait de nouveau partie de ce monde que l'on peut observer et comprendre. Soudain, la neige devient un livre ouvert qui nous permet, comme toute lecture en général, de faire travailler notre imaginaire, de se mettre dans les poils et dans les plumes des personnages, de puiser dans notre propre nature pour redécouvrir l'essence bestiale qui coule encore dans nos veines. C'est le formidable pouvoir de la neige que le monde sauvage et invisible nous remémore en rédigeant ces pages, celui de nous plonger, de nouveau, dans notre histoire, la grande

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