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La cathédrale des gorges du Cians


Crédit photo : Sébastien Meys


Dans ce lieu mythique pour ne pas dire mystique, se déroule une guerre d'usure ponctuée d'instants de violences extrêmes. Une guerre millénaire pendant laquelle deux armées titanesques s'affrontent. L'inexorable entêtement de l'eau à forger ici son chemin au prix de la dissolution des sols s'oppose à la résistance désespérée de la roche catapultant des morceaux d'elle-même pour enrayer cette inéluctable érosion. L'hiver, l'eau rugit ses crocs de glace le long de la paroi à l'image d'un prédateur, elle se maquille solide comme pour mieux se confondre et s'immiscer dans les rides de sa proie. Mais, tout n'est pas encore joué, La pélite et le calcaire n'ont pas dit leur dernier mot, ils cherchent inlassablement à combler l'espace qu'on leur a volé en laissant tomber régulièrement dans la saignée des pans entiers de leur nature dans le but de panser cette plaie béante, et l'eau, pourtant dominatrice, n'est pas à l'abri d'une extinction, d'un tarissement de sa source, seul cessé de feu envisageable dont quelques prémices se font sentir en été. Cet affrontement permanent se fait sous le regard des observateurs vivants profitant des champs de batailles délaissés pour s'agripper, s'accoupler, s'abreuver et dissimuler les traces de corrosion. L'expression géologique et le rythme de la vie évoluent dans des temporalités différentes mais si la transfiguration de l'habitat naturel s'étale sur des millions d'années, il n'en reste pas moins que des manifestations de ce changement percutent temporairement les habitants. Sur les pentes instables et raides, un glissement de terrain emporte un arbre pourtant vaillant et résistant. L'arrachement soudain d'un bloc forge un nouveau balcon propice au peuplement de plantes colorées. L'avènement d'une nouvelle piscine tourbillonnante suggère une aire de reproduction pour des poissons opportunistes. Enfin, l'agencement même subtile de la pierre sous l'effet de la rupture des forces en présence contrarie ou exalte la nidification des oiseaux, des reptiles, des batraciens, des insectes et des papillons. Cette vie foisonnante, riche, rayonnante évolue en milieu hostile, en milieu instable, continuellement en mouvement, en transformation et pourtant, elle y prospère de manière exceptionnelle. Mais il ne faut pas s’y tromper, l’hostilité apparente, pour nous les humains, est au contraire la source de bouleversements susceptibles de favoriser l’ardeur d’exister. L’apparition de la vie sur terre estimée à 4 Milliards d’années, quelques 500 Millions d’années après la naissance de la planète, se fait dans des conditions d’adversité nettement plus violentes. Des tempêtes atmosphériques, géologiques et le bombardement de météorite provoquent des bouillonnements primaires de matière dans lesquelles la vie, malgré tout, a trouver un chemin. Et quel chemin ! Elle ne s’est pas contentée de se développer, elle a aussi « terraformé » notre planète, elle a influencé la nature des sols, des gaz, des liquides jusqu’à modifier sa géologie, son atmosphère et donner naissance à plus de deux tiers des minéraux connus, elle a produit le pétrole, le charbon, le gaz qui forgent notre énergie d’aujourd’hui. Elle a étendu son emprise sur le mouvement des plaques tectoniques et l’apparition des continents pourraient être ainsi sous son influence du fait de sa biomasse qui serait tout aussi importante sur la surface que dans les profondeurs du manteau terrestre. Ainsi, dans les gorges du Cians, se perpétue une autre rivalité entre la biologie et la géologie. Les vivants ont fourbi leurs armes de construction massive et biologique qui s’expriment par la chimie née de la photosynthèse oxygénique à l’origine de la genèse des minéraux et l’accélération de l’altération de la roche, par la sédimentation, cet empilement de matière organique qui va modifier les volumes et nourrir la terre et enfin par l’enracinement des végétaux qui contient les édifices. C’est un combat lui aussi très ancien et dont on trouve ici l’expression la plus récente et la plus sophistiquée. L’ensemble des êtres de ce milieu ne font pas que s’adapter aux conditions minérales et liquides, ils transforment la nature même du site. Pas seulement en décorant sa surface mais en la modifiant en profondeur, en consolidant, en enrichissant, en orientant son habitat, favorisant, par là même, leur propre épanouissement. Cet édifice dont nous percevons aujourd’hui la magnificence est donc le fruit d’une longue élaboration complexe, à la fois conflictuelle et consensuelle, entre la roche, l’eau et la vie. L’espèce humaine, indiscutablement membre du monde du vivant, n’est pas en reste de son action dans la transfiguration du site, pour le pire probablement plus que pour le meilleur. Elle a très récemment glissé des chemins puis des routes le long du vallon. Elle a, opportunément, profité de ce monumental ouvrage pour calquer un sentier sinueux le long du cours d’eau, une piste d’accès au village de Beuil tout aussi imprenable que les falaises qui le surplombent. Mais c’était sans compter sur la résistance des forces en présence, l’eau emportant des pans de routes, les racines déformant le revêtement du sol, la roche projetant des obus de pierre. Elle a dû, ainsi, abandonner des portions d’asphalte, perforé des tunnels et enrubanné les falaises pour tenter de contenir les assauts répétés du vivant, sans pour autant, les contenir totalement. . Plus insidieusement et plus récemment encore, les vivants humains ont produit leur propre sédiment fait de déchets artificiels comme le plastique, le goudron, le ciment, la colle qui viennent au grès de saisons se mêler à l’eau, s’agglutiner à la roche et asphyxier la vie mettant ainsi en danger, comme partout ailleurs, l’équilibre fragile du site. Enfin, c'est dans cette veine rocheuse inspiratrice, que les soldats, les envahisseurs, les maquisards, les résistants, les seigneurs de guerre ont trouvé ici un lieu d'affrontement, de dissimulation, de protection, de guet-apens comme pour faire écho à ce combat permanent pour la vie et la liberté. Fort heureusement, aujourd’hui, cette merveille architecturale de vies est inscrite dans notre patrimoine sous la responsabilité de Natura2000, pour nous rappeler, non pas seulement que c’est un héritage d’une formidable richesse et que nous nous en sommes fortement inspirés, mais aussi et surtout pour nous signifier que nous en faisons indiscutablement partie. Voilà donc un lieu chargé d'histoires et d'existences dans lequel, malgré les apparences violentes, la conciliation, la compréhension et l'intégration entre le monde sauvage et les modernes que nous sommes a, en partie, retrouvé l'harmonie

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