Ce matin-là, la neige est conquérante, ne laissant aucune parcelle de terre inoccupée. Le soleil brille vigoureusement et se confond dans la neige comme au ciel. Nous prenons, mes amis chiens et moi, le chemin de la colle, petit hameau du pays de Péone, éloigné de 800 m de distance et 200 m de dénivelé de notre refuge, le domaine de la Pierre. Nous empruntons une trace que nous avions déjà façonnée quelques jours auparavant. Le long de cette entaille principale, nous observons les multiples sillons frais, faits d’ongles, de pelotes et de doigts confluant dorénavant vers le nôtre. Notre chemin a fait l’objet de tous les intérêts pour la faune locale, la convergence des traces d’abord puis les agréments ensuite, qui en délimitent les abords. Des parures confectionnées à partir de laissées, ces blasons que parsèment intentionnellement les vivants pour communiquer avec le reste du monde. Ces fanions de matière animale qui permettent à tous de s’identifier, de communiquer, de cartographier et accessoirement de se soulager.
Alors que nous nous engageons dans la côte plutôt raide, en dessous des premières maisons, Rivière, Mélèze et Bernard, décident de faire du hors-piste et fendent la neige dans une autre direction avec détermination. Je reconnais à cette farouche volonté soudaine un désir émoussé par leur sens. Setti par compassion, reste avec moi, elle saute, une fois devant, une fois derrière, plongeant son museau régulièrement dans les traces au bord de notre chemin fait de raquettes et de pattes. Je me suis souvent demandé ce qu’elle pouvait réunir comme information lors de ses immersions olfactives. L’odeur de l’animal bien sûr mais probablement aussi le parfum des différents endroits où la patte de l’animal s’est posée et dont elle s’est recouvert, l’arôme des épines de Mélèze, de la terre creusée, de la sarriette effleurée, d’une baie de genièvre, d’un brin sec de lavande,…
Après avoir gravi les derniers mètres qui nous amènent au hameau, je vois à peine les trois compères au loin, continuant leur ascension difficile, l’épaisseur de neige flirtant avec leur encolure. Comme cela arrive souvent, lors de nos aventures matinales, je me range démocratiquement à la majorité de la meute dans le choix du chemin. Nous nous engageons dans leur direction, avec, en ce qui me concerne, une curiosité avivée.
Après avoir parcouru 300 m, nous longeons une haie d’églantiers. Cet arbuste hermaphrodite surdoué qui s’acclimate très bien dans nos montagnes. Il ne paye pas de mine mais il est capable de fournir ses baies rouges l’hiver aux cervidés, les cynorhodons, et d’égayer le printemps avec ses roses bigarrée. En période hivernale, cet arbuste essentiel est un lieu de rencontre, le bistrot de quartier où chacun vient y trouver de quoi se sustenter et de la vie.
Setti me désigne de son museau les pelotes de renard le long de la haie. Des traces délicates qui semblent avoir uniquement effleuré la neige. Alors que celle-ci est épaisse et molle partout ailleurs, à cet endroit, le long des arbustes, la neige est suffisamment dure pour porter l’animal qui sait adroitement répartir le poids de son corps, de l’extrémité de son museau jusqu’à celui de sa queue. La neige est ferme et c’est encore une vertu de l’églantier qui sait recevoir ses invités et qui, dans la journée, a lâché la neige fondue de ses branches pour les offrir au gel de la nuit lui donnant ainsi sa consistance. Le renard tout naturellement, dans un souci d’économie d'énergie, a emprunté cette voie.
Nous suivons ses traces lorsque nous débarquons soudainement sur la scène de vie. Sur une surface de quelques mètres carrés, la neige est souillée. De nombreuses tâches de sang et une multitude de piétinements sont apparents. Sur place, la police canine scientifique a commencé son travail d’analyse. Bernard, concentré, réalise des prélèvements gustatifs de ce qu’il reste d’un lièvre. La tête, un lambeau de peau et une patte arrière dérivent délicatement entre ses mâchoires. Mélèze réalise des examens rigoureux d’ADN, le museau entièrement plongée dans la neige à l’emplacement de la plus grosse tache de sang. Quant à Rivière, placée à quelques mètres, elle a pris de la hauteur pour mieux appréhender le tableau des événements. Elle scanne les empreintes dessinées par le lièvre, un regroupement en triangle des pattes avant et arrière espacé de petits bonds qui descend sereinement vers le lieu de sa mort. Elle se représente l’affût du renard dissimulé derrière les arbustes et le bond ultime vers sa proie, son salut, leur salut. La brigade canine revit les épisodes un à un, chaque pas, chaque saut, chaque morsure, l’agonie et le repas dont ils se délectent par sens interposés. Ils perçoivent aussi les volées d’opportunistes charognards qui sont venus profiter des restes de ce festin. Les corneilles et corbeaux dont les traces d’ongles font légion autour du lieu.
Il s’agit bien d’une scène de vie sauvage à la fois anodine et remarquable. Anodine car le renard est après tout un prédateur du lièvre. Remarquable par cette rencontre unique, à cet instant, à cet endroit dans l’ombre bienveillante des églantiers.
Le lièvre a perdu la vie, le renard a gagné la vie. C’est la réalité sauvage à laquelle nous, les humains, nous nous sommes extraits et dont nous ne percevons dorénavant que la violence de l’acte. J’observe mes amis interprètes chiens et je n’y vois aucun effroi, bien au contraire, je sens de la joie, de l’ivresse, de l’allégresse dans leur yeux. C’est la vie qui s’est déroulée ici. Cette vie sauvage si précieuse, au hameau de la Colle, dans le pays que les hommes nomment Péone.
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