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Rencontres entre vivants au domaine de la Pierre dans le pays de Beuil

Au domaine de la Pierre, le vivant est omniprésent, sans cesse renouvelé, diversifié, bouleversant, envahissant même. Le vivant s’agrippe sur la roche, s’extirpe d’une fissure dans un mur, occupe les cieux, les mares, les ruisseaux, la terre, se cache dans chaque brèche, résiste au froid, à la neige, comprend le vent, abonde en tous sens et dans tout lieux. Il est incontournable, enivrant et nous joue chaque jour des scènes prodigieuses. L’enchantement de la vie.

Parmi les êtres, il y a des humains, nous, peu nombreux, minoritaires, en partie déconnectés du réseau « intervie ». Nous baignons dans notre monde fait d’énergie filaire, de mécanique pétrolifère, de réseaux numériques, de communication satellitaire, d’objets manufacturés stériles, d’abstractions virtuelles et autres intelligences artificielles.

C’est dans ce contexte de séparation abyssale entre deux mondes, les êtres humains et les vivants non humains que nous avons tenté d’établir un lien. Un peu comme la découverte d’un monde Alien sur lequel nous nous serions posés et avec lequel nous devions composer.

La science, la connaissance du vivant, l’éthologie, l’étude du comportement animal, autant de manifestes humains qui devraient nous aider à comprendre notre lieu d’existence « extra-spirituel » et pourtant c’est insuffisant car la vie ne se décrit pas, elle se parle, elle se ressent.

En nous installant ici, il y avait cette idée enfouie, venant du tréfonds de notre histoire paléolithique que les bribes de sauvage animal qui restent en nous devaient être réveillées. Non pas pour courir nue la nuit la forêt en hurlant mais pour nous libérer des filtres artificiels et superficiels superposés à notre compréhension du monde.

Et c’est grâce aux interprètes qui nous entourent, chiens, chèvres, ânes, moutons, poules que nous pouvons peu à peu discerner ce monde. Ces amis qui nous sont chers, notre famille, considérés comme « domestique ». Un terme que l’on oppose à « sauvage » justement du fait de la proximité avec l’homme. Le « domestique » justifiant de son existence pour distraire ou servir l’homme. Au domaine de la Pierre, les règles se sont bouleversées et le terme « domestique » n’est plus approprié pour plusieurs raisons.

La liberté d’abord. Nous habitons tous le même endroit et nous pouvons tous, à notre guise, prendre la montagne. Il n’y a pas de barrières, pas d’enclos fermés. Mais aussi bien nos amis animaux que nous-mêmes, nous ne nous éloignons pas trop et pas trop longtemps. On est heureux de se séparer et de se retrouver. Les retrouvailles sont toujours un moment heureux, joyeux et bienveillant.

La diplomatie est une règle. Nos amis ambassadeurs racontent et assimilent notre présence. Ils nous montrent, nous traduisent, nous font comprendre cet environnement et inversement, par leur animalité assumée, à mi-chemin entre l’humain et le non humain, nous incorpore, nous font membre du vivant aux yeux de la vie locale.

Le savoir est en nos amis, nous sommes leurs apprentis, ils nous enseignent à regarder, sentir, mesurer les dangers, choisir les voies, interpréter le ciel, pressentir l’imperceptible et nuancer l’expression du vivant, la croissance des végétaux, le vol des insectes, la tombée des feuilles, le picorement des oiseaux, le saut des grenouilles, la course des lézards,…

Si domestiques il y a, c’est nous. Nous sommes aux services de nos amis, pour leur nourriture, leur logement, leur soin et leur sécurité. C’est notre économie locale faite d’échanges et de bienveillance. On ne leur demande rien, on leur donne et en retour ils nous distillent leur savoir. Et cette économie, plus que tout autre chose encore, fait peut-être de nous, de notre microcosme, une entité compréhensible et acceptée par le monde sauvage. Une société animale parmi d’autres intégrée dans ce lieu et avec lequel des interactions sont possibles.

C’est dans la rencontre que nous pouvons espérer faire partie du monde du vivant. Pas dans la rencontre fortuite, furtive au détour d’un rocher ou d’un arbre. Pas dans cette confrontation rapide et surprenante faite de peur et de course pour échapper au contact. Pas non plus dans l’affût, dissimulée, cachée, pour observer longuement le sauvage s’exprimer sans qu’il nous sente, sans qu’il nous voit. Non, c’est dans la rencontre apaisée, la réunion entre espèces, l’assemblée de l’existant, que nous découvrons, enfin, l’art d’appartenir au peuple de la montagne.

Au domaine de la Pierre, des rencontres plénières se déroulent au printemps, lorsque la vie se désengourdit. Lorsque les cerfs, courant avril, font clan et prennent possession des prés à peine verts, d’un vert éclaireur qui rapporte l’arrivée prochaine d’une armée de couleurs. Ils sont dix, quinze, vingt autour de nos habitations, dans les champs, à festoyer entre mâles. C’est un rassemblement viril. Il y a les adultes matures, dont les bois sont tombés quelques semaines auparavant, et qui arborent, en attendant le retour du panache, des couronnes croissantes recouvertes de velours. Il y a les jeunes, supportant avec leur bois de l’année, encore présents mais fragiles, la responsabilité défensive et transitoire de la troupe. Ils sont là, autour de nous, broutent le sol, comblent leur panse, ruminent leur journée, jouent aux cervidés et s’allongent paisiblement. Nos amis proches participent à la cohorte, à quelques mètres. Marius l’âne, dominant, entouré des chèvres et du mouton, tous joyeux de retrouver l’herbe fraîche. Le petit troupeau joue des cornes, s’interroge sur les poussées vertes, broute les pissenlits, se remplit l’abdomen, rumine le temps présent, et se repose. Nos amis chiens prennent part, à leur manière, à cette concentration, lovés dans les contours de la terre, plongés dans leur rêve canin, abandonnés par leur instinct, ils lèvent de temps en temps une paupière pour s’assurer que leur sommeil ne sera pas contrarié et replongent rapidement dans les pattes de la course au lièvre. Et nous les humains, emportés par cette atmosphère faite d’apaisement et de bouillonnement, nous travaillons la terre, nettoyons nos tanières, accommodons la nourriture, consolidons nos outils et nous enivrons de cette effervescence de vie dans lequel nous sommes reconnus, enfin, par nos pairs, comme espèces vivantes.

Ces regroupements durent des heures et pendant plusieurs semaines, ils se répètent quasiment quotidiennement. C’est la plus grande richesse à laquelle nous pouvons espérer accéder par la volonté d’intégration, de modestie et d’abnégation qui nous anime. Cette richesse intarissable qui fait du pays que les hommes appellent Beuil, un sanctuaire de l’existant, un parangon de pureté, dont on connaît, aujourd’hui, la véritable valeur car il nous autorise, si on le souhaite, à faire corps, de nouveau avec le vivant.


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