Après des millénaires passés, parmi les siens, au sommet d'une barre rocheuse, une couronne qui cerne le Mounier, ce bloc de pierre, contraint par la pluie, la neige, le froid et le vent, s'est vu expulsé de sa position dominante dans la monarchie du sommet. Il a quitté le monde des hauteurs, des êtres d'exception, des existences d'envergure aux aptitudes supérieures, le royaume des aigles, vautours, bouquetins et chamois. En quelques secondes, il a basculé, il a plongé dans la dépression, dévalant violemment une pente abrupte, fracassant sur son passage toute forme d'opposition et terminant sa course chaotique au bord d'un ruisseau dans le vallon de L'Iscla.
C'est là qu'une autre vie commence pour lui, enfin, plus exactement, c'est là que la vie s'est éprise de sa nature.
Elle a , en effet, progressivement, pris possession de cet être de calcaire. Un envoûtement qui s'est immiscé subtilement dans les interstices, glissé dans les failles, les creux, dans toutes les aspérités susceptibles d'abriter sa vivacité. Ce fût un long processus de transformation commencé par des micro-organismes, qui se sont installés comme les colons d'un nouveau monde. Ils ont travaillé sa matière, assistés par la force des éléments. Les bombardements de grêle, le creusement d'entailles profondes par le gel, la dissolution accélérée par l'eau et les rayons du soleil. Ainsi du Rocher solide et fier qui trônait au sommet d'une dolomite, sa peau minérale s'est ridée et s'est recouverte de pores, susceptibles de permettre la respiration si chère à la vie.
Puis vint le temps, de la matière organique en décomposition, portée par le vent, se répandant dans les espaces offerts, qui, au fil du temps, par l'action de la sédimentation, produisit d'étroits oasis de sol riche capable d'accueillir de l'humus, des champignons et des insectes. Une vie foisonnante commence doucement à s'installer durablement et s'apprête à héberger et à parrainer de nouveaux arrivants. Les graines d'espèces végétales alentour portées par les souffles d'air entreprenant vont trouver là de quoi prospérer. Des plantes grasses friandes de nourritures minérales accoutumées aux ancrages complexes vont ouvrir la voie. La lavande, elle aussi, rompue aux sols graveleux et aux pentes abruptes va trouver sa place. Enfin les arbres, pins et mélèzes vont opportunément tisser des racines dans les sillons disponibles et se nourrir, s'harmoniser avec le biotope ainsi créé.
La vie à pris possession de ce modeste cailloux sur lequel elle a trouvé de quoi s'exprimer. Une vie qui a su non seulement s'adapter à l'espace offert, mais aussi et surtout transformer son nouvel habitat. Les pins et les mélèzes demeurent nains, humblement, des bonsaïs naturels, à l'échelle du territoire occupé.
Ce rocher n'est pas seul à suivre cette voie, ils sont quelques-uns, princes des sommets déchus, à suivre cette antique soumission à l'enchantement. C'est une myriade de blocs de pierre, à des stades différents de mutation, qui gisent au bord de l'eau, se métamorphosant lentement. Ce sont plusieurs planètes en devenir qui ornent le vallon de l'Iscla.
Il y a là matière à enseignement, pour nous les « homos technologicus » au sommet de la chaîne alimentaire; en replongeant dans cette réalité, en descendant de notre piédestal, nous pourrions devenir monde, en nous laissant, tout simplement, coloniser et inspirer par la vie.
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